Faire exister une archive visuelle de trente ans avec ses photographes

Une expérimentation documentaire et féministe. Invité par le GRAPh (Groupe de Recherche et d’Animation Photographique) à participer au festival Fictions documentaires, le collectif Penser l'urbain par l'image décide d'explorer les archives des ateliers photographiques menés par cette association d'éducation populaire depuis plus de 30 ans. Mais comment accéder à ce fonds d'images amateurs ? De quelle manière existe-t-il ? Comment le rendre visible ? Le mettre en partage ?

Face aux photographes

Collecter, classer,
déclasser, reclasser

Face aux archives individuelles des photographes, nous construisons dans un geste spéculatif une médiathèque collective. Elle est basée sur un processus dialogique de collecte et de classifications négociées. Il s'agit en peu de temps, à plusieurs, à partir d'une sélection réduite, de déplier a posteriori les intentions de production visuelle.

Re-jouer les promesses

Lors d'une des premières rencontres avec le GRAPh est évoquée la médiathèque de Carcassonne, promise depuis les années 2000 et jamais construite. Nous imaginons alors cette résidence comme un geste spéculatif : et si notre recherche-création rejouait cette promesse en commençant par rendre visible « le fonds du GRAPh » ?
Toute création photographique ou filmique fabrique un document, une promesse d'archive. En s'engageant dans ce geste, nous avons affaire à trois promesses à la fois :

  • la promesse de la médiathèque (futur lieu d’archive multimédia) ;
  • la promesse des archives (de contenir des pièces valables dans le futur) ;
  • la promesse de la photographie (de contenir une signification à venir). 

La temporalité est toujours la même : rendre présent un futur. La promesse, tout comme l'archive, met en lien les époques et les temporalités. Dans le projet urbain, elles créent des tensions entre des espaces-temps qui soulignent la mutabilité urbaine. Une certaine endurance est suggérée par la promesse du projet, celle-ci insuffle parfois une émulation collective, regroupant des aspirations autour d'une cause commune.
Pour cette médiathèque à venir, comment opérer collecte, classement, déclassement et reclassement ? Quel prototype de médiathèque envisager pour interroger les catégories habituelles de la connaissance, leur hiérarchie et les régimes de visibilisation auctoriale ?

Collecte

Le GRAPh nous a tout d'abord remis un disque dur où étaient stockées pêle-mêle des centaines d'images. Un archivage fragmentaire, lacunaire et anonyme, avec des fichiers légendés et datés, d'autres non. Puis, pendant la résidence, les participant.e.s nous ont apporté ou envoyé d'autres photos au format numérique. Chez eux, dans l'intimité, ils avaient revisité leurs archives personnelles pour sélectionner des images. Parfois seulement quatre ou cinq, parfois plusieurs dizaines, parfois sans tri, les photos prises à partir des ateliers du GRAPh sont partagées dans leurs variétés de contenu. Deux mille photographies sortent ainsi de leur cadre privé pour être collectées en quatre jours.


Sélection collaborative

Ces transmissions sont l'occasion d'un entretien, le plus souvent conduit à deux, où chaque photographe peut alors expliciter ses choix, le contexte des prises de vue, sa pratique au sein du GRAPh – depuis plus de dix ans pour certain.e.s, entre histoire individuelle et aventure collective. Face à l'archive, leur langue se délie, pratique photographique et récit biographique s’entremêlent. Ces discussions durent entre vingt minutes et une heure. Les rencontres se déroulent dans une atmosphère concentrée : les images s'affichent sur l'écran d'un ordinateur portable, le photographe les regardent à nouveau, repère un détail oublié. Nous retenons sur le vif les mots qui disent la variété et l'intensité des pratiques photographiques.



À l’issue de l’entretien, chaque participant.e est invité.e à choisir une seule image avant de rejoindre le studio vidéo pour la suite de la recherche-création.



Nous avons ainsi expérimenté une collecte et une sélection collaborative des archives.
Lors de la rencontre à la Chapelle des jésuites qui clôt la résidence le 17 novembre 2018, Julie Martin, docteure en sciences de l’art et commissaire d’exposition, décrit ces modalités de collecte qui associent chercheurs, artistes, et amateurs.


Troubler les catégories d'indexation

Le classement des images collectées et ses procédures sont au cœur de ce projet fictionnel de médiathèque.
Après chaque entretien, parmi les expressions marquantes des photographes, les deux interviewers retiennent des mots-clés auxquels ils attachent chaque archive collectée. Ces mots sont choisis de manière collégiale « à chaud ». Cette collecte et ce classement se réalisent à une vitesse de travail inédite pour des ethnographes.
Pour se défaire des indexations classiques, nous préférons les mots qui disent les intensités des pratiques photographiques, tels que : « oser », « sortir du manteau », ou encore « ensemble », « concession », ou « affinités ». Un classement qui est à la fois consistant parce qu’ancré dans des paroles fortes, et chancelant parce que spontané et aléatoire.

Nous expérimentons ainsi une pratique contre-documentaire qui dépasse l’indexation usuelle des images par objet représenté, par statut du photographe professionnel / amateur, par lieu des prises de vue, ou par type (portrait / autoportrait / mise en scène / documentaire).
Nous finissons par forger ensemble quatre catégories majeures de classement :

  • chercher / trouver sa place ;
  • prendre / transmettre ;
  • métamorphoser / se métamorphoser ;
  • troubler / être troublée.

Cette assignation des photographies est parfois négociée, relevant la divergence de points de vue multiples et contradictoires.

Manipulations

Le classement se prolonge dans l'espace d'exposition, agencé lors de la résidence et ouvert au public.

Un présentoir, construit sur place, permet de montrer les images collectées et de signifier ce classement. Des bacs accueillent 60 tirages au format 30x45 cm : comprenant une image choisie par chaque photographe lors de l'entretien et 40 autres par nous-mêmes. Quatre bacs pour les 4 catégories majeures de classification. Au dos des photos, une étiquette précise les mots-clés et la catégorie correspondant.

Cette installation donne une réalité matérielle à notre fiction de médiathèque. Sur les murs, s'affichent les catégories, les mots-clés et des citations d’entretien. Ces panneaux esquissent une signalétique à venir.

L'installation initie un contact physique avec les archives. Le public est invité à manipuler les images pour les voir de plus près ou les regarder à plat, et chacun peut modifier le classement, glisser une photo dans un autre bac. À nouveau, nous mettons à l’épreuve les catégories de classement. Elles nous échappent.

Cette installation met en acte une indexation temporaire et contingente. Elle nous invite ainsi à interroger les manières de mettre en catégorie des images et celles et ceux qui les font.

Ce projet active de manière à la fois discrète mais radicale une perspective critique sur les catégories dominantes du savoir, les modes de représentation et de classement, tel que le développent Alexa Färber, Anne Jarrigeon et Hortense Soichet lors de la rencontre à la chapelle des jésuites.